samedi 30 décembre 2017

Un pogrome

Cela s'est passé quelque part en Ukraine, dans le tournant de l'année 1895. Quelque part dans un petit village reculé où vivait une petite communauté de Juifs tout aussi pauvres que paisibles.

Moshe, le rabbin du village, était plutôt lunatique. Il avait toujours le nez fourré dans un livre. Il se cognait souvent contre les arbres ou les poteaux en lisant le journal. Des plaisantins prétendaient qu'il lévitait. Une manière de dire qu'il n'était pas là.

On s'en remettait pourtant à lui pour aller parler avec les autorités qui ne portaient pas toujours les Juifs dans leur coeur. Moshe n'était tellement pas là, comme on dit, qu'il n'avait aucune conscience des dangers auxquels il pouvait s'exposer en défendant sa communauté.

Malheureusement, comme cela se produisait aux 10 ans, de gros porcs et de grosses truies racistes se sont montés la tête les uns les autres pour accuser les Juifs de tous leurs maux. Ils complotaient pour conquérir le monde. Ils enlevaient des poupons chrétiens pour les manger pendant leur sabbat satanique. Ils ne portaient pas les mêmes vêtements que les bons Chrétiens du voisinage. Certains d'entre les Juifs fomentaient des troubles au sein des usines. On connaissait un Juif qui avait distribué des tracts pour former un syndicat à l'atelier. Il s'était fait démolir le portrait, évidemment.

Les Juifs étaient donc partout, ici en Ukraine et là-bas en Amérique. Ce peuple apatride, cosmopolite qui parle plusieurs langues avait tué le Christ. On ne pouvait pas les laisser s'installer parmi nous... De plus, il traînait des maladies et avaient des moeurs sexuelles douteuses...

C'est alors que la canaille, à force d'être excité par des discours haineux tenus dans les tavernes, les bordels et les temples, en vint à s'armer de piques et de fourches pour aller foutre une raclée aux Juifs du village du rabbin Moshe.

Une centaine de Juifs furent noyés, étranglés, défenestrés, bref tués.

Il y eut encore plus de blessés.

Moshe, qui n'était pas au village lorsque cela se produisit, fût terriblement attristé mais il garda la tête froide et fit le nécessaire pour rencontrer le chef de la police locale.

Andréï Lyssenko l'accueillit, un cure-dent à la bouche.

-Qu'est-ce que tu m'veux, le Juif?

Moshe raconta tous les détails de l'histoire, implorant Lyssenko à rétablir l'ordre parmi sa communauté qui s'était toujours tenue tranquille, hormis Jacob, le fils de Eli, celui qui est syndicaliste... Ne trouve-t-on pas des moutons noirs dans toutes les familles?

-Le Juif, vous n'avez rien à faire ici... Pourquoi vous entêter? Ça va toujours recommencer. Et mes hommes ne peuvent pas contrôler tout le monde pour protéger une poignée de Juifs... Dégagez!

Moshe fit tout de même ses salutations et remit même un cadeau au chef de police, dans l'espoir de le rendre raisonnable. C'était des petites pâtisseries confectionnés par Ezéchiel Schwartz, un cousin de Kiev.

Lyssenko eut d'abord un haut le coeur en pensant que c'était des pâtisseries juives.

Mais il les mangea avec délice dès que le Juif eut quitté les lieux.

-Ces Juifs... y'a pas à dire, ça vit comme des cochons! soupira-t-il entre deux bouchées.

Il n'y avait plus de village au retour de Moshe. Tout le monde pliait bagages.

-Où partez-vous comme ça?

-En Allemagne... Il paraît que les Juifs y sont bien traités et respectés... Ici, il n'y a que de la haine pour nous... Et c'est regrettable... Nous sommes tous humains et devrions vivre en harmonie côte à côte, comme des frères et soeurs...

-Foutaises! hurla Jacob le syndicaliste. Seule une révolution nous délivrera du nationalisme et du racisme qui vient avec! Les travailleurs n'ont pas patrie: ils n'ont que des chaînes!

-Oh toi et ton rabbin Karl Marx, chuchota Moshe.

Cent ans plus tard, il ne restait qu'un seul survivant de ce petit village ukrainien: Jacob. Ce même Jacob qui devint débardeur à Montréal, à l'autre bout du monde. Les autres furent tous exterminés par toute la racaille qui sévissait en Europe jusqu'en 1945. Morts dans les camps. Fusillés. Battus à mort.

Les descendants de Jacob sont encore apatrides, cosmopolites et guerriers de la justice sociale.

Ils ont ça dans le sang dans cette famille.