mardi 20 juin 2017

Les Landry étaient pauvres comme d'la gale

Les Landry vivaient dans un appartement où l'air rentrait de partout. C'était suffocant l'hiver comme l'été. L'hiver parce que les Landry chauffaient à l'huile qui ne leur laissait qu'une alternative: soit geler comme des canards ou suffoquer.

Il était impossible de tempérer la chaleur du baril d'huile qui trônait au milieu de la cuisine. L'hiver, il fallait donc que le baril chauffe jusqu'à ce que les tuyaux noirs aient l'apparence du fer blanc. 

Ginette Landry, la mère du foyer, faisait sécher le linge dans la maison. Ce qui contribuait à augmenter l'humidité. On s'y sentait toujours comme dans une serre tropicale. Les murs des chambres étaient couverts de moisissure. Ginette les désinfectait à l'eau de javel une fois par semaine mais ça revenait toujours. 

L'été ce n'était guère mieux. Les Landry n'avaient pas l'air climatisé. Ils avaient l'air vicié d'une rue sans arbres située à deux pas d'une usine de textile. Les ventilateurs n'arrivaient pas à refroidir la pièce. C'était pire lorsqu'il pleuvait. D'autant plus que Ginette faisait tout de même sécher son linge à l'intérieur. 

Pour tout dire, les Landry étaient pauvres. Pauvres comme de la gale. D'ailleurs, ils l'avaient déjà attrapé, la gale, et ça n'avait pas été une mince affaire que de s'en débarrasser. D'autant plus que les Landry vivaient à la «cenne» près, sans économies, sans carte de crédit. La moindre dépense imprévue devenait une calamité: le petit dernier qui avait besoin de lunettes, la télé qui ne fonctionnait plus, la laveuse qui avait rendue l'âme, les dents qui devaient être remplacées par un dentier et, bien sûr, les poux, la rougeole, la varicelle, la gale et tout le reste. Leur seul luxe était de fumer la cigarette et de boire du Kik Cola.

Gino Landry, le père, était weaver à l'usine de textile autour de laquelle s'était constitué un faubourg à la mélasse. Il ne faisait pas un gros salaire et était un peu dur de la feuille après avoir passé vingt ans à subir les bruits incessants des machines. Gino ne buvait que de l'eau et du Kik Cola parce qu'il n'avait pas les moyens de se saouler. Il ne voulait surtout pas que ses enfants manquent de lait ou de Kik Cola. Gino n'avait pas d'automobile, évidemment, mais il n'était pas tout seul dans cette situation. C'était plutôt la norme dans le quartier au début des années '70. Seulement Georges Marchand avait un char. Et encore qu'il n'était pas beau. C'était un vieux Hornet toujours brisé.

Ginette Landry était retournée travailler lorsque Éric, le petit dernier, eut dix ans. Il pouvait se faire garder par ses frères et soeurs plus âgés. Il y avait encore six enfants dans la maison, dont trois gars et trois filles. La plus vieille, Hélène, avait 17 ans. Luc 16 ans. Lucie 15 ans. Manon 14 ans. Pierre 13 ans et Éric 10 ans.

Ginette était retournée travailler au Restaurant Canada où le patron Armand Veilleux, alias le Gros Calice, ne cessait de lui pincer les fesses et de lui demander des pipes qu'elle lui refusait. Pour se consoler, le Gros Calice disait de Ginette qu'elle devait se mettre un sac sur la tête pour faire bander son mari compte tenu que ses dents étaient pourries et qu'elle avait des poches sous les yeux. Évidemment, Ginette ne parlait à personne de ces petits désagréments, surtout pas à son mari Gino, un vrai soupe au lait qui aurait tué le gros calice s'il l'avait su.

Bref, les Landry étaient raides pauvres même s'ils travaillaient tous, hormis Éric qui se faisait déjà achaler pour passer des journaux.

-On n'sera pas toujours là pour te faire vivre! lui disaient ses parents dans le souci d'en faire un homme.

-J'ai peur des chiens... J'veux pas passer les journaux! répétait Éric, alias Ti-Ric.

-Va falloir que tu t'trouves de quoi! lui ordonna son père. T'es pas pour passer encore toutte ton été sur la galerie à rien crisser! C'est pas vrai que j'va's toujours te donner d'l'argent!

-Mes amis y reçoivent une paye à chaque semaine...

-Qui ça tes amis?

-Rivard... Son père lui donne cinq piastres par semaine...

-Le gars d'Méo Rivard? Méo travaille à 'a Dompack! Sont payés el' double de c'que j'gagne... Si c'est pas l'triple... Chu pas la banque à Jos Violon mon ti-gars! Chu pauvre moé!

-C'est qui Jos Violon?

-Laisse faire... J'me comprends...

-T'aurais pas une piastre Pa?

-Pauvre ti-gars... I' m'reste même pas trente sous... J'ai dû mettre ma paye sur les lunettes de Manon... Pis en plus faut que j't'achète un K-Way la semaine prochaine... La paye est pas sitôt rentrée qu'est toutte dépensée sacrament! Mon seul plaisir c'est d'fumer pis d'boire du Kik... J'va's jamais au théâtre voir des p'tites vues... J'sors pas au resto... Rien calice de tabarnak!

Éric se résigna presque à vivre toute la semaine sans un sou.

Puis il eut comme un flash. Il pourrait voler des bouteilles vides dans le quartier et aller les revendre au dépanneur. Les voisins en laissaient souvent traîner sur leur galerie. Il suffisait de ne pas se faire prendre...

Ti-Ric partit donc voir son copain Rémi qui était tout aussi pauvre que lui, sinon plus.

-Rémi, j'ai une bonne affaire à t'proposer...

Le petit Rémi n'avait pas de surnom. Ti-Rémi ça sonnait mal. Rémi suffisait dans son cas pour le désigner. Il avait l'âge de Ti-Ric et ses parents ne travaillaient pas. Il se nourrissait essentiellement de pain passé date et de beurre d'arachides. Les seuls bonbons qu'il mangeait sont ceux que les enfants un peu plus riches jetaient sur les trottoirs. Rémi enlevait le sable et les fourmis puis, hop! un bon suçon...

-C'est quoi ton plan? lui demanda Rémi en suçant son suçon usagé.

-On va voler des bouteilles vides sur les galeries des voisins pis on va aller les revendre au dépanneur... Toé tu vas checker si quelqu'un s'en vient pendant que j'va's les voler... Ok?

-Ok, acquiesça Rémi.

Les deux voyous réussirent leur coup. Par contre, c'était aussi compliqué que de travailler. Ils avaient eu chaud et trouvaient que sept dollars et cinquante-cinq sous c'était pas cher payé pour deux heures d'ouvrage.

-Va falloir penser à autre chose, parce que j'sue comme un porc Rémi!

-Moé 'ssi... C'est trop de job voler des bouteilles vides... J'me sens plus les mains ni les pieds...

-Faudrait arracher une patente de parking pis la démolir pour prendre les trente sous qu'i' y a d'dans...

-Comment tu veux qu'on fasse ça?

-J'sais pas... Ça doit s'dévisser...

-On sera jamais capable rien qu'no's deux.

-J'va's aller chercher des renforts...

Le soir même, une dizaine de jeunes garçons s'activaient autour d'une borne de stationnement qu'ils réussirent finalement à dévisser et à rapporter dans un terrain vague loin des regards indiscrets. Ils passèrent au moins deux heures à la frapper avec de grosses pierres dans l'espoir de récupérer les pièces de monnaie. Rien à faire! C'était fait solide. Tous les jeunes avaient chaud et commençaient à se décourager.

-C'est pas faisable tabarnak!!! hurla Rémi.

-J'ai un plan! annonça Ti-Ric.

-C'est quoi ton plan? demanda le gros Martel.

-On va monter su' l'pont de l'autoroute pis on va laisser tomber la patente de parking en bas su' l'asphalte... 

Ils firent comme Ti-Ric disait et, fort heureusement, la borne éclata pour libérer quelques pièces de monnaie sur la chaussée.

Il n'y avait pas de quoi s'acheter une pizza. C'était encore moins payant que les bouteilles consignées, à peine quatre dollars qu'il fallait séparer en dix...

Ti-Ric revint à la maison. Il avait la mine déconfite. Il se mit même à penser qu'il devrait passer des journaux... Peut-être qu'il pourrait de munir d'un bâton pour se protéger des chiens pendant sa distribution...

-Non! Calice c'est pas vrai que j'va's faire une job de cul! s'indigna Ti-Ric. Sinon comment une fille va un jour s'intéresser à moé?

Ce moment, aussi banal soit-il, fut celui qui l'emmena à devenir un vrai criminel.

***

Les années passèrent.

Ti-Ric Landry contrôlait la distribution de drogue dans tout l'Est de la province. Rémi était devenu son bras droit. Une centaine de gars travaillaient pour lui.

Ses frères et soeurs étaient toujours aussi pauvres. Ses parents étaient morts en reniant leur petit dernier pour deux ou trois meurtres que Ti-Ric avait commis à l'époque où il avait pris le contrôle de l'Est.

Ti-Ric avait pourtant réussi dans la vie.

Il vivait dans une maison spacieuse, un vrai château pour tout dire, quelque part dans le coin de Rougemont. Il avait une grosse piscine, plusieurs autos, plusieurs motos et même un chalet dans les Laurentides. Les politiciens venaient le visiter pour manger dans sa main.

C'était le seul des Landry qui avait mis fin au cycle de la pauvreté. Et les Landry, plutôt que de lui rendre hommage, ne cessaient de lui cracher dessus et de le mépriser.

-On n'en veut pas de ton argent! lui avait dit Manon le jour où il lui avait tendu quelques milliers de dollars pour le fun.

Comme si l'argent ne valait rien... Ti-Ric se promit de ne plus jamais les revoir, les Landry.

-Qu'i' crèvent les tabarnaks! C'est vraiment une famille de caves... J'me demande comment ça s'fait que j'suis né dans c'te famille-là! Vont toujours être des trous d'cul... Manon qu'y'a même pas de dents en avant... Luc qui gratte sa guitare avec une gang de crottés pas d'vie... Pis les autres qui sont encore à loyer, pas d'char pis pas d'maison... Une vraie gang de trous d'cul...

Un jour où Ti-Ric se promenait en limousine dans la ville qui l'avait vu naître, il demanda à son chauffeur de le conduire dans le faubourg à la mélasse. C'était toujours et même beaucoup plus glauque. Les drogues que vendaient Ti-Ric dans le quartier avaient tué cette pauvreté vécue dignement pour la remplacer par la misère noire qui porte un fusil dans son pantalon et vous menace de vous faire passer out

Ti-Ric se disait que l'argent ne pousse pas dans les arbres et qu'il y en aura toujours qui ne feront rien pour s'aider...

-Décolle d'icitte Rémi! J'veux p'us voir c't'hostie d'quartier sale! On devrait raser ça avec des bulldozers pis bâtir un amphithéâtre par-dessus!

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