mercredi 17 mai 2017

Pauvre Ludovic, hein?

Ludovic était un gars qui ne ressentait rien. Il n'était pas à proprement parler autiste. L'autisme est caractériel, à défaut d'employer une autre épithète. Or, Ludovic n'avait rien d'un caractériel. Il ne ressentait rien par absence de vie plus que par inclination. N'ayant rien vécu il ne voyait rien. Tout se limitait à son écran au-travers duquel il interprétait le monde de façon binaire, voire primaire. La réalité le dérangeait plus souvent qu'autrement. Rien ne lui était plus reposant que de retomber dans les mondes virtuels où il pouvait feindre des émotions de façon tout à fait ludique et surtout sans conséquences.

Il devait avoir autour de 43 ans, Ludovic. C'était un grand et désormais gros gaillard qui mangeait trop de tranches de pain blanc.

-Ça se laisse manger comme du gâteau du bon pain blanc frais sorti de son emballage... C'est pas mêlant je mangerais un pain à moi tout seul, qu'il se disait à lui-même puisqu'il était étranger aux confidences et autres conversations humaines réelles qui demandent du temps et de l'effort.

Son hygiène personnelle laissait à désirer. Autrement dit, personne ne désirait son odeur de swing qui rappelait celle d'un rat trouvé mort derrière un appareil électroménager. Ses dents étaient recouvertes d'une épaisse couche de tartre. Des poils lui poussaient à des endroits insolites, sur le nez, les oreilles et alouette! Ses lunettes étaient toujours sales et recouvertes d'une épaisse couche de gras et de pellicules. Il avait bien sûr mauvaise haleine et pouvait passer une semaine sans changer de pantalons ni de sous-vêtements.

-Pourquoi c'est faire que j'm'arrangerais? Chu célibataire. Personne me voit... Personne me sniffe...

Tout était en désordre chez-lui. Il ne lavait jamais rien, hormis lorsqu'il ne lui restait plus de vêtements ou d'assiettes propres. Alors il faisait cet effort surhumain de laver une assiette et de faire tremper une paire de vieux bas dans du savon...

Évidemment, Ludovic s'imaginait une vie avec les plus belles chicks qui soient sur l'Internet. Elles lui disaient toutes encore et encore, mon tout beau, active-toi, vas-y à coeur joie et à pierre fendre, mon salaud. Et il y allait, Ludovic, soir et matin, tant et si bien qu'il avait le teint blême comme une pinte de lait. Du coup, il s'endormait tout le temps. Il était toujours fatigué. Tout mouvement lui apparaissait comme s'il s'agissait de gravir l'Everest. Il avait mal partout, évidemment, et disait que c'était parce que sa chaise d'ordinateur n'était pas assez ergonomique.

Il y a des limites à se dégraisser le salami et Ludovic ne semblait pas les connaître. Il passait des heures à se tirer la pipe entre deux divertissements informatisés. C'était comme s'il fréquentait ces petites femmes de Pigalle que chantait Serge Lama. Il se croyait l'Amiral parmi ces femmes imaginaires qu'ils ne pourraient jamais connaître. Il oubliait qu'il était un drôle de loustic qui vivait dans une maison de chambres avec huit autres chambreurs tout autant polytoxicomanes que désoeuvrés.

Les pleurs, les rires, la joie, la tristesse, le deuil, la maladie, la souffrance, la misère, l'injustice sociale, tout cela lui semblait étranger. C'était de vagues échos de primates. C'était pour les autres, ceux qui perdaient leur temps à vivre dans la réalité. Le ouèbe lui fournissait sa dose quotidienne de soma pour endormir cette conscience maladive qui rend les êtres humains insupportables et nous oblige parfois à leur répondre par des gestes et des paroles qui ne veulent strictement rien dire pour un gars comme Ludovic.

Or, l'inconcevable s'est produit dans la vie de Ludovic. La semaine dernière, alors qu'il s'installait devant son écran avec un sac de pain blanc et très frais, il constata qu'il n'avait plus de service Internet.

-Qu'est-ce qui se passe? paniqua-t-il, tout en sueur.

Il appela son fournisseur. Pas de réponse. Les lignes téléphoniques étaient surchargées. Un message laissait entendre qu'il y avait une panne majeure du système. C'en était trop!

Ludovic se mit à pleurer à chaudes larmes, lui qui n'avait pas pleurer depuis au moins dix ans.

-Qu'est-ce que j'va's faire? Qu'est-cé j'va's d'venir? Qui c'est qui pense à moé?

Comme si ce n'était pas déjà assez de souffrances à endurer, une panne d'électricité s'ajouta, consécutivement à une inondation dans le bas de la ville.

Ludovic, totalement désespéré, sortit son GameBoy. Comme il ne l'avait pas utilisé depuis longtemps, la batterie était à plat.

-Fuck! Quelle journée de marde! hurla-t-il. Ils ne pensent qu'à eux, les inondés!!!

Qu'allait-il faire? Lire un livre? Il n'en avait pas. Ou si peu que ça ne valait pas la peine d'en parler.

En désespoir de cause, il se mit à faire la conversation avec les autres chambreurs. Évidemment, toute la conversation de Ludovic tournait autour de lui, de ses jeux, de ses vidéos, de tout ce à quoi il n'avait pas accès en raison de cette panne majeure d'informatique et d'électricité.

-J'ai l'air de quoi, hein, hein? qu'il leur disait. J'pourrai pas jouer à Last Frontier!!! J'étais rendu au huitième tableau... Shit! J'aurais envie de tuer!

Et Ludovic, bien entendu, s'étonnait de la froideur des autres chambreurs.

C'était comme s'il n'existait pas.

Comme si personne ne s'intéressait vraiment à ce qui l'intéressait le plus au monde...

-Les gens sont devenus insensibles, murmura-t-il dans un chuintement rempli d'amertume. Ils ne savent plus s'émouvoir de quoi que ce soit... Je fais bien de m'isoler de ce monde devenu trop froid et trop nonchalant!

Il retourna se coucher en souhaitant qu'à son réveil le courant serait revenu.

Franchement, cette journée-là n'était pas la sienne...

Pauvre Ludovic, hein?




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