mardi 29 novembre 2016

Maudite cigarette!

Ils s'étaient rencontrés dans un bar miteux du centre-ville. Elle rongeait ses ongles. Il clignait des yeux. Les deux avaient des tics nerveux.

Elle n'était pas très jolie. Elle était plutôt maigre avec le visage poreux. Elle avait souffert d'acné juvénile. Ça paraissait puisque ça lui avait laissé des trous sur les joues. Ses cheveux étaient gras. Ils auraient pu être châtains s'ils avaient été propres. Elle sentait la cigarette.

Il n'était guère mieux. Il était petit et bedonnant. Ses yeux sortaient de ses orbites sous ses épais sourcils broussailleux. Il avait un air constamment offusqué, comme si le monde entier lui en voulait. D'autres auraient dit qu'il était arrogant. Ses cheveux étaient blonds et clairsemés, secs et cassants. Il sentait lui aussi la cigarette.

Elle s'appelait Maude.

Il s'appelait Guillaume.

Elle lui avait demandé du feu, puis une cigarette après avoir fumé la dernière qu'elle avait sur elle.

Il s'était empressé de l'allumer sans cesser pour autant de cligner des yeux. Puis de lui offrir l'une des trois dernières cigarettes qu'il lui restait pour passer la semaine.

Quelques minutes plus tard, Guillaume était dans le lit de Maude.

Ils firent l'amour plutôt maladroitement. Elle suçait mal. Ses dents accrochaient sur le gland. Il léchait comme un dégoûté. Maude ne se sentait pas fraîche.

Il n'y eut même pas de pénétration cette fois-là.

Ils avaient surtout envie de fumer une cigarette.

Ils partagèrent donc ensemble la dernière cigarette du paquet de Guillaume.

Puis ils constatèrent qu'ils étaient tous les deux paumés et qu'ils n'avaient rien à fumer.

C'est ainsi que débuta leur histoire d'amour.

Ils s'aimèrent comme deux naufragés peuvent s'aimer malgré eux, du simple fait qu'ils ont tous les deux échoué sur le même rivage inhospitalier.

-Est-ce que t'as du papier à rouler? demanda Guillaume.

-Oui, répondit Maude.

Cinq minutes plus tard, ils avaient au moins cinq cigarettes roulées à même le vieux tabac extirpé des mégots.

Cette débrouillardise avait plu à Maude. Enfin quelqu'un qui prenait soin d'elle...

Lorsque survint le matin, les deux tourtereaux avaient les nerfs tendus.

Guillaume avait l'envie de faire l'amour mais Maude ne voulait rien savoir. Son bandage de pisse semblait lui envoyer les signaux du rut.

-J'ai juste trop envie de fumer... s'insurgea Maude. Calvaire! J'ai pu rien à fumer... Pis on est le 22... Le chèque rentre juste vendredi la semaine prochaine...

-Faut juste penser à autre chose... se prononça timidement Guillaume en tentant de la caresser entre les cuisses.

-Lâche-moé! J'veux fumer calice! Chienne de vie sale!

Guillaume fixa le mur avec ses gros yeux bizarres.

Maude pleura un peu.

Une petite fille entra dans la chambre. C'était Évelyne. La fille de Maude. Son ex-conjoint, Raymond, venait de la rapporter. Ils avaient la garde partagée, bien entendu.

-C'est qui lui? demanda Évelyne en pointant Guillaume.

-Lui? C'est mon petit ami...

-Comment tu t'appelles? demanda la fillette sur un ton dubitatif.

-Guillaume... répondit-il sur un ton déprimé.

-Maude! Maude! cria Raymond. T'es-tu là?

-Oui Raymond... J'm'en viens! hurla-t-elle. C'est Raymond, confia-t-elle à Guillaume. C'est mon ex. Un hostie d'trou d'cul... I' m'a trompé avec une guédaille... ma chum de fille... une hostie de grosse ventouse!

Guillaume ne bougea pas du lit. Évelyne lui lança un regard méchant du genre "qu'est-ce que tu fous ici sale con?"

Maude et Raymond s'engueulèrent dans le salon quelques minutes. Puis ce fut le silence.

Évelyne jouait avec sa Barbie sans se préoccuper de l'intrus qui était dans le lit de sa mère.

Guillaume n'osait pas sortir de sous les draps parce qu'il était tout nu.

Évelyne revint dans la chambre avec un paquet de cigarettes flambant neuves.

-Des Du Maurier... souffla Guillaume avec ravissement. Où c'est qu't'as trouvé ça?

-J'viens d'les voler à mon ex dans son char... Tiens, prends-en une...

Guillaume ne se fit pas prier. Maude non plus. Ils sentirent le calme et la béatitude les gagner.

-Est bonne en crisse la première cigarette de la journée... I' manque juste un bon café... Ça va mal parce que j'en n'ai plus... Ciboire de vie sale!

-J'ai un de mes chums qui vit au coin de ta rue... réfléchit Guillaume. J'vais aller l'voir pour y emprunter du café.

Le chum en question n'aimait pas la face de Guillaume mais lui fit tout de même don d'un peu de café et de lait en souvenir du temps où ils jouaient ensemble au badminton.

-J'va's te le r'mettre la semaine prochaine quand j'va's r'cevoir mon chèque... Promis man...

-Tu m'as dit ça aussi la dernière fois que j't'ai prêté vingt piastres...

-J'va's te r'mettre ton vingt piastres aussi, crains pas!

-En fait tu m'dois cent cinquante piastres...

-Ah oui? Ah oui!!! Ok! Ok! M'en souviens... Pas d'trouble j'te l'remets la semaine prochaine fis-toé su' moé!

Guillaume revint chez Maude comme s'ils ramenaient de l'or.

Ils fumèrent des cigarettes, burent du café frais et se décidèrent même à faire l'amour avec la sensation qu'ils allaient se transformer en citrouille avant la fin de la journée.

Quelques mois plus tard, Maude accouchait d'un deuxième enfant et Guillaume emménageait avec elle sous la promesse de se trouver une job, de s'acheter un char, une maison et plusieurs cartoons de cigarettes.

Rien de tout cela ne se produisit.

Maude, n'en pouvant plus de sa vie poche, se trouva du travail au casse-croûte Chez Rastapopoulos.

Guillaume s'occupa de leur fils et de sa belle-fille en allant constamment chez Rastapopoulos où travaillait Maude pour lui mendier des cigarettes.

-Va falloir que tu t'trouves une job Guillaume... J'peux pas t'faire vivre... On a deux enfants...

-Ma crisse de chienne toé! lui disait Guillaume. Tu t'penses pour une princesse aux petits pois pis t'es lette comme un cul! Compte-toé chanceuse que j'te baise! R'garde-toé ta face de pizza saint-chrême! On dirait que t'as la gale!

-Lette? T'es-tu r'gardé hostie d'avorton? T'as l'air d'une mouche à marde! Tu bandes croche pis juste quand t'es saoul! Y'a pas une femme qui voudrait d'toé hostie d'mongol!

-Ta yeule! Donne-moé des cigarettes! J'me peux p'u calice! T'attends-tu que j'pète les plombs? T'aimes ça m'faire souffrir ma crisse de chienne?

Elle lui donna des cigarettes puis elle revint à son travail.

-Va falloi que ti chum arrite de veni ti voi su ton shift, lui avait dit son patron, un Grec pas très conciliant avec les chicanes de ménage et les fumeux de cigarette. T'es icitte pou tavailler tabarnak d'eucharisto de coulaille! Li c'est rien qu'un maudit trou d'cul di fucking prick di calice di mangeux di marde!

Quelques jours plus tard, le Grec la congédiait parce que Guillaume n'avait pas voulu comprendre que le Grec ne voulait pas lui voir la face.

-Alli fumer ailleurs calice tabarnak! trancha le Grec. Maudite cigarette: ça poue!

Ce soir-là, Maude griffa le visage de Guillaume qui la bouscula dans l'escalier. Puis ce fut un concert de sacres, de cris, de hurlements et de pleurs.

Tous les deux n'avaient plus rien à fumer. Il ne leur restait que la misère la plus noire qui soit. Comme d'habitude...

Les voisins en eurent assez de leur énième chicane et décidèrent enfin d'appeler les flics.

La police intervint et on constata que les enfants avaient des ecchymoses un peu partout. Guillaume les battait chaque fois qu'il n'avait rien à fumer. Et Maude n'était guère plus patiente. Elle plantait ses ongles, pourtant rongées jusqu'à l'os, dans la chair de sa chair. Bref, c'était tous deux des hosties de trous du cul.

Les enfants furent confiés à la Direction de la Protection de la Jeunesse.

Le linge de ces pauvres enfants sentait la cigarette.

Guillaume fut libéré au bout de quarante-huit heures sous la promesse de comparaître.

Maude fut hébergé dans une maison de femmes.

Heureusement que les deux avaient du papier à rouler.

Ils pouvaient toujours bien se rouler de quoi fumer avec les mégots qu'ils extirpaient des cendriers.

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