jeudi 27 octobre 2016

Soixante milles livres

Le soleil n'était pas encore levé. La seule lumière que nous puissions voir dans le coin était celle qui provenait du restaurant Chez Laurent. Il était situé à la croisée de deux rangs, quelque part dans l'arrière-pays. Il valait la peine de s'y arrêter pour déjeuner, ne serait-ce que pour y boire un café à l'eau de vaisselle. On sait bien que l'on ne va pas dans ces restaurants de fond de campagne pour savourer un bon café. La civilisation du bon café ne se rend jamais jusque là. Par contre, les tranches de bacon y sont souvent épaisses, comme si elles venaient tout juste d'être découpées sur le cochon d'une ferme environnante.

La radio jouait en permanence au restaurant Chez Laurent. C'était toujours la même station. La seule qui couvrait parfois l'actualité du village. Celle qui diffusait de la musique country francophone la fin de semaine. Cela conférait aux lieux un cachet rétro. D'autant plus que les animateurs de cette station ont coutume de rouler leurs r en plus de parler un français plus approximatif que pittoresque. Ce qui laisse entendre qu'on ne devrait jamais confier ces boulots aux membres de la famille.

La serveuse, Rita, avait toujours l'air épuisée. Les traits de son visage s'étaient affaissés au fil des années. Des rides fort creuses témoignaient qu'elle allait trop souvent dans le Sud l'hiver pour abuser du soleil. À moins que ce ne soit le salon de bronzage de la grande ville qui lui ait abîmé la figure. Pour tout dire, Rita avait le teint orange et les yeux cernés. De plus, elle puait la cigarette et le parfum à la vanille bon marché. Par contre, elle faisait un métier de cul et on ne pouvait pas trop lui en vouloir de fumer deux paquets de cigarettes de contrebande par jour. Et encore moins d'en vendre sur le marché noir pour arriver à joindre les deux bouts. Quant à son parfum à la vanille, eh bien je vous avouerai que c'est celui que je déteste le plus chez une femme. Ça n'enlève rien à Rita. Ça en dit plus long sur les formes que prennent mon intolérance.

-Kof! kof! toussota Rita. Qu'est-cé j'vous sers à matin? On commence par hin bon café?

-Oui... Et puis on va regarder le menu... Merci...

-Pas d'problème! Je r'viens vous r'voir tantôt quand vous aurez choési mes p'tits choux...

Tout le monde s'appelait mes p'tits choux pour Rita. Dont les deux bonhommes dans la cinquantaine qui étaient assis devant moi. Deux types corpulents qui portaient des manteaux marqués du logo d'une quelconque compagnie. Le moins chevelu des deux était dans tous ses états et s'enflammait pour soixante milles livres d'on ne sait trop quoi. L'autre type n'était pas nécessairement plus chevelu mais prenait soin de le dissimuler sous sa casquette élimée de camionneur.

-Soixante milles livres tabarnak! tonnait le chauve. Soixante hosties de milles livres! Sont fous calice!

-Hum... répliquait l'autre en avalant sa fourchettée d'oeufs brouillés.

-D'habitude c'est trente milles... Des fois j'ai vu trente-cin' milles. Mais soixante milles livres! Saint-chrême de saint-ciboire de pompier sale! J'ai jamais vu ça!

-I' veulent mettr' les gars à boutte... philosopha le porte-casquette tout en essuyant du revers de la main sa lippe luisante de matières grasses.

-Soixante milles livres, c'est comme me demander de sucer el' pape sacrament! J'ai-tu une face à sucer l'pape moé?

-En tous 'es cas, c'est pas moé qui l'sucerait el' vieux calice!

-Manière de parler... Mais soixante milles livres! Pas trente! Ni trente-cinq! Soixante milles livres!

-Y'as-tu dit à Raymond? demanda le calotté en se curant les dents avec son auriculaire.

-T'sais bin qu'oui! J'y ai dit: Raymond, ça 'a pas d'crisse d'allure!!! Soixante milles livres!!!

-Pis qu'est-cé qu'i' a répondu?

-Y'a dit biznisse iz biznisse... Bin beau la biznisse mais si j'te dis de t'crisser 'a face dans l'cul d'un singe tu vas-tu l'faire?

-C'est quoi l'rapport avec el' singe?

-Le rapport? C'est soixante milles livres tabarnak!

Leur discussion se poursuivit jusqu'à ce que j'aie terminé mon déjeuner. Rita nous a laissé la facture. Je l'ai payée au comptoir sans oublier de lui laisser un bon pourboire afin qu'elle puisse attraper un cancer de la peau sur les plages de Cuba ou de la République Dominicaine.

Je n'en ai jamais su plus à propos de ces soixante milles livres qui m'obsèdent encore comme toute question qui n'a pas trouvé sa réponse.

Je n'ai encore rien trouvé sinon qu'on ne peut pas exiger soixante milles livres de deux honnêtes travailleurs qui gagnent leur bacon à la sueur de leur front.

Le soleil s'est finalement levé. L'éclairage du restaurant Chez Laurent ne détonait plus dans le paysage. C'était plutôt le paysage qui détonait au soleil avec les champs, les vaches et les cochons.

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