jeudi 6 octobre 2016

La vie parallèle de Jack Strap

"-Garou! Garou!"
Marcel Aymé, Le Passe-muraille
***

Jacques s'appelait Jack pour les intimes, évidemment. Les plus intimes l'appelaient même Jack Strap. Les autres, eh bien ils l'appelaient Jacques. Jacques Lambert qui, paradoxalement, habitait à Saint-Lambert.

Jack, si je puis me permettre de le nommer ainsi, était un gars plutôt lunatique qui passait le plus clair de son temps à s'imaginer une vie parallèle qui lui permettait de supporter le profond ennui de sa vie réelle. C'était un homme pas trop bien bâti qui attrapait souvent la grippe pour fainéanter chez-lui. Sa banque de maladies était généralement épuisée dès le mois de février. Le reste du temps, il chômait à ses frais. Il préférait la réduction de salaire au travail tout court.

Il vivait seul après avoir tenté plusieurs fois de vivre avec des femmes. Elles avaient toutes finies par le quitter parce qu'il avait des goûts bizarres, dont celui de ne rien dire pendant des heures. Au début, ses blondes avaient apprécié qu'il avait une bonne job, une belle voiture et même une belle maison. Par la suite, elles furent déçues par son caractère flasque. Sans compter qu'il avait toujours cette fantaisie sexuelle de porter un jockstrap au cours des ébats. Ce qui finit par le faire connaître justement sous le surnom de Jack Strap chez les filles qui ne trouvent rien de mieux à faire que de se moquer de leurs anciens amants. Pourquoi portait-il un jockstrap? Allez donc savoir! C'est ce qui lui faisait sortir les yeux de ses orbites lui qui, pourtant, ne jouait pas au hockey. Il y trouvait une jouissance qu'il ne vaut pas la peine de décrire par pure compassion envers sa maladie d'amour.

Parlant de son travail, Jack était fonctionnaire. Il était commis au sein d'un quelconque comité gouvernemental qui surveillait d'autres quelconques comités. Lui-même n'aurait pas pu vous dire clairement en quoi consistait son travail. Lorsqu'on lui posait la question, il bifurquait tout de suite vers d'autres sujets pour laisser entendre que sa vie était tout de même passionnante et un tant soit peu héroïque malgré les apparences criantes d'ennui.

-Vous savez, heu.... L'excellence... heu... viser l'excellence... oui... et... heu... bafouillait-il sans que personne n'y comprenne rien.

On aurait pu croire que Jacques Lambert n'était qu'un gratte-papier oublié quelque part dans cet appareil gouvernemental si labyrinthique que personne ne savait qui faisait quoi et quoi faisait qui.

Pourtant, il n'écrivait jamais rien. Il apposait un sceau sur des documents, prouvant par ce geste qu'ils avaient été traités conformément à une procédure administrative sans intérêt. Il travaillait en moyenne une heure par jour. Les six autres heures de son quart de travail étaient consacrées à observer les murs avec un regard aussi neuf que possible.

Rien ne lui était plus reposant que de contempler les murs de son bureau, d'autant plus qu'il n'y avait que des murs sans fenêtres.

Sa passion cachée, c'était de trouver les mots les plus justes qui soient pour les décrire.

Aussi passait-il le plus clair de son temps à s'imaginer en prix Nobel de littérature pour ce livre qui le ferait connaître et célébrer partout dans le monde des lettres.

-Vous savez... disait Jack Strap à ses collègues, je prépare la sortie d'un livre...

-Ah oui? De quoi ça parle?

-Eh bien j'essaie de transcender Robbe-Grillet en décrivant des murs... En fait, mon roman s'intitulera Le murmure des murs. Je vais y décrire des murs. Uniquement des murs. Rien que des murs. Tout sera concentré sur les murs. On y verra que des murs. Oui, des murs. Ce qui ne s'est jamais produit dans l'histoire de la littérature... Aussi, je ne serai pas surpris du grand impact que ce livre produira... On sera d'abord scandalisé. Puis on me vouera aux gémonies... Mais après être passé à la télé, en France et en Belgique, eh bien on verra que mon roman représente vraiment un grand moment de l'histoire des lettres... Vous verrez... Vous verrez...

-Et on peut le lire ton roman?

-Pas encore... Je le peaufine en ce moment... Compte tenu de l'impact qu'il aura, vous comprendrez que je dois éviter les fuites... Je n'en parle qu'à vous et vous demande de tenir tout ça dans le plus grand secret... Il en va de l'avenir des lettres!

Le plus comique dans tout ça. s'il est possible de rire des tragédies, c'est que Jack Strap n'avait pas écrit plus de trois ou quatre pages de ce murmure des murs au cours des vingt dernières années. Ces collègues n'osaient pas trop le narguer avec ça pour la simple raison qu'ils étaient tout autant affectés par la profonde inutilité de leur vie professionnelle.

Ils comprenaient qu'un homme en vienne à s'imaginer toutes sortes de trucs déphasés avec la réalité. En fait, tout un chacun consommait plus que sa part de médicaments pour résister à cette vie sans aventure. Les plus habiles forniquaient bien ici et là, buvaient comme des trous, se droguaient comme des pharmaciens, mais ils finissaient tous par revenir au travail, entre ces murs blancs décorés d'affiches gouvernementales. Alors, qu'untel se rêve une vie de prix Nobel, c'était presque de la résistance, presque du sabotage...

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