vendredi 18 septembre 2015

La survie bien ordinaire de Yolande

Yolande a toujours travaillé à petit salaire, sans nulle autre forme de protection sociale que l'aide dite de dernier recours, c'est-à-dire l'assurance-emploi ou bien l'aide sociale.

Elle a travaillé dans tous les domaines où les travailleurs sont traités comme de la merde. Elle a payé des taxes et des impôts pour tout le monde, sans aucun retour d'ascenseur. Bref, elle n'était rien et n'avait jamais rien.

Elle a bossé au moins dix ans dans la restauration pour des Grecs qui ne lui payaient jamais ses congés fériés.

-Paye pas ça, moui, St-Jean-Baptiste pis Fête Canada... Si toui pas contente, toui travailler ailleurs calice tabarnak! lui avait crié Christopoulos lorsqu'elle lui avait fait l'affront de lui demander pourquoi ses congés fériés n'étaient pas payés.

Comme elle vivait d'une paie à l'autre, Yvonne a donc continué à servir dans ce restaurant, déguisée en Hellène, avec des pompons rouge et tout le tralala.

Dimitri Christopoulos, alias Christ de fou, finit par la congédier à quarante-trois ans parce qu'il trouvait qu'elle ne s'arrangeait pas assez la face.

-Check toui calice tabarnak! Toui pas maquillée, poches en d'sous yeux et toui faire peur clients! Moui veux pas ça calice tabarnak! Toui chercher ailleurs calice tabarnak!

Elle a donc chercher ailleurs, Yolande, mère de cinq adolescents, sans compter son mari, Armand, qui vivotait d'un petit boulot à l'autre tout en buvant les maigres économies de sa femme. Elle a dû se trouver du boulot rapidement parce qu'elle ne pouvait pas se permettre d'attendre huit semaines avant que de recevoir son chèque d'assurance-emploi.  De plus, Armand était en dépression nerveuse. Il passait ses journées en robe de chambre à boire de la bière tout en fixant les murs.

Yolande s'est donc trouvé un petit boulot à temps partiel chez Kim Motton's, une chaîne qui vend du café et des beignes. Comme elle ne gagnait pas assez d'argent, elle faisait des ménages chez des bourgeois qui la payaient cinq piastres de l'heure sous la table pour se faire torcher. Ils étaient pas mal exigeants. Surtout Madame Lafortune, qui lui exigeait de désinfecter le bol de toilettes chaque fois qu'elle allait y faire sa diarrhée foireuse. Yolande ravalait sa rage, prenait sa brosse et récurait tout ce caca de riche en serrant les dents et en se bouchant le nez.

Au bout d'un an, son médecin lui a dit qu'elle était épuisée et qu'il devrait la mettre en arrêt de travail pour trois mois. Yolande s'était mise à pleurer en lui disant qu'elle n'avait pas les moyens de ne pas travailler. Le médecin, chez lequel Yolande torchait aussi les toilettes, comprit qu'il valait mieux la bourrer de pilules s'il voulait avoir des toilettes propres pour pas cher.

Elle continua à se chercher un emploi un peu plus stable. Malgré ses poches sous les yeux, ses varices et son burn-out étouffé, elle décrocha un poste de préposé aux bénéficiaires dans une petite résidence privée. Elle obtint un poste de nuit pour torcher des culs et ramasser de l'urine. On la payait au salaire minimum, évidemment. Roger, le propriétaire de l'établissement, avait sa petite théorie sur tout.

-Moé, là, moé ej' connais des millionnaires... Pis on d'vient pas millionnaire en garrochant son argent par les fenêtres... Icitte c'est une business... Si j'vous payais pas au salaire minimum, expliqua-t-il à Yolande, j'mettrais la clé dans 'a porte ben entendu... Ça c'est c'que comprennent pas les maudits syndicats. C'est pour les lâches les syndicats pis moé c'est ben clair que j'veux pas voir ça icitte...

Roger avait un voilier, quatre automobiles de collection, un chalet, une résidence secondaire au Costa Rica, un abonnement dans un club sélect de fumeurs de cigares, etc. L'argent ne poussait pas dans les arbres, comme il disait. Il le prenait là où il était: dans le partenariat public-privé. Il était en quelque sorte un assisté social de luxe qui détestait les gens sur le bien-être et les engageait au noir parce qu'il avait bon coeur...

Quand Yvonne tomba malade suite au déplacement d'une personne hémiplégique, Roger ne fit ni une ni deux pour la congédier. Yolande avait eu le malheur de dire à une collègue qu'elle avait mal au dos depuis qu'elle avait déplacé Madame Lambert. Cette collègue, un vrai panier percé, le fit aussitôt savoir à Roger qui lui accorda une augmentation de dix cents de l'heure pour la récompenser de son espionnage. Yvonne fût congédié sur-le-champ. La larbine aussi parce que Roger n'avait pas les moyens d'accorder des augmentations de dix cents de l'heure.

-Pourquoi qu'vous me mettez dehors Monsieur Roger? lui avait demandé Yolande tout en songeant à l'océan de misère qui l'attendait une fois de plus.

-Tu fais pas l'affaire Yolande... J'su's pas l'Armée du Salut icitte... C'est une business icitte... Faut qu'ça roule... Tu vas pas assez vite depuis une semaine...

Yolande revint chez elle encore plus fourbue qu'à l'habitude. Elle fit un arrêt cardiovasculaire en soirée. Comme elle n'avait pas les moyens de se payer une ambulance et que son auto ne démarrait plus, Armand la regarda mourir en lui demandant si elle voulait un verre d'eau froide.

Son enterrement aura lieu la semaine prochaine. Rien de bien compliqué. Une photo, une urne qui ressemble à une jarre à biscuits et quelques fleurs en plastique.

Roger continue de s'enrichir, évidemment. Madame Lafortune aussi. Cependant Dimitri Christopoulos s'est fait prendre par la Commission des normes du travail qui l'a obligé à payer les congés fériés de ses employés en remontant jusqu'à dix ans. Dimitri Christopoulos a bien l'intention de ne pas payer en faisant faillite ou quelque chose du genre.

-Me r'partirai autrement calice tabarnak! 

Aucun commentaire:

Publier un commentaire