samedi 6 octobre 2012

Rodrigue

Rodrigue avait une manière bien à lui de résister à la tentation de parler à la première personne du singulier: il ne parlait pas du tout.

Il était muet, oui, et pas vraiment sourd. Rodrigue était un gars qui ne parlait pas. Comme son père, son grand-père et sa tante Rose-Annette.

Rodrigue n'écrivait jamais. C'était un gringalet très chevelu. Il ne se rasait jamais les poils du nez qui, dans sa cinquantaine avancée, lui sortait démesurément des trous. Ça lui donnait cet air de constipé de la crotte de nez avec des yeux comme ça, là, qui suggèrent l'hébétude.

Rodrigue ne disait rien. Jamais un mot plus haut que l'autre. Et il ne lisait pas.

La seule chose qui l'intéressait, c'était une émission de radio, et encore qu'il ne l'écoutait pas vraiment. Ça s'appelait Debout c'est l'heure! Une émission du matin avec Martin Douillet-Therrien. C'était un bruit de fond pour Rodrigue. Quelque chose qui lui rappelait qu'on ne peut pas toujours dormir dans la vie.

Rodrigue partait travailler vers huit heures. Il travaillait pour une shop de je ne sais pas trop quoi. Peut-être qu'ils y faisaient des vis. C'était écrit Screw quelque chose sur la bâtisse où il travaillait. À moins que ce soit le nom du proprio, Screw. Me semble que c'est une vis, screw. Donc, Rodrigue devait sculpter des vis à la main où quelque truc artisanal du genre pour sauver l'économie de la région.

Quand il avait fini de travailler, Rodrigue ne disait rien. Il punchait puis revenait à la maison.

Il n'écoutait pas la radio le soir puisqu'il lui fallait l'éteindre afin qu'il soit réveillé par Debout c'est l'heure! le matin suivant.

Rodrigue n'avait pas de télé ni d'ordinateur.

Ni de blonde.

Ni de chat.

Ni quoi que ce soit hormis une assiette, un couteau, une fourchette et un poêlon tout usage.

Sa vie n'était pas particulièrement triste puisqu'il pouvait faire des choses extraordinaires avec ses pieds, comme claquer des pieds, marcher ou valser. Rodrigue valsait en écoutant Debout c'est l'heure! Oui, il valsait. Et cela lui rendait la vie humaine et agréable. Il se faisait du bien sans dire un mot ni même manger une toast. Il ne déjeunait jamais, Rodrigue. Ce gringalet chevelu se contentait d'un repas par jour, probablement à la cantine de chez Screw ou bien ailleurs.

Pas facile de mettre des mots sur quelqu'un dont on doit lui tirer les vers du nez.

Et oubliez les vers et les alexandrins avec Rodrigue.

Il ne disait mot.

Et il consentait à tout.

Il n'aimait pas se faire bâdrer.

Et il ne voulait pas bâdrer personne.

Il laisse dans le deuil personne en particulier. Des dons à aucun organisme ne sont requis. Comme il n'avait pas d'assurances ni d'argent en banque, la municipalité s'est chargé de faire disparaître son corps.


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