jeudi 7 octobre 2010

Virgin Mary

Ça faisait près d'une heure que Jack buvait au comptoir du bar Chez Gogosse. Sa bière d'après le travail était sacrée. Et il y avait toujours un deux pour un sur la bière à tous les cinq à sept de la semaine.

D'habitude, Jack était à peu près seul au bar.

On ne peut pas dire que les foules se pressaient pour aller boire Chez Gogosse. D'abord, on y nettoyait rarement les toilettes, ce qui faisait fuire la clientèle. Jack ne s'en formalisait pas trop puisqu'il ne faisait que pisser un coup, sans plus. Jamais il n'y livrait la grosse cargaison, si vous voyez ce que je veux dire.

Donc, Jack buvait sa bière, puis ses bières. Au bout d'une heure, il en avait enfilé au moins six.

Et c'est à ce moment que Germain Lavertu fit son entrée.

Jack était un solide gaillard dans la trentaine au regard un peu triste mais inflexible.

Il était tout le contraire de Lavertu, un patapouf quinquagénaire un peu mou du bide qui avait un regard un peu hilare mais sans consistance.

-Bonjouuuuur! déclara Lavertu pour signifier qu'il était là. Je vais prendre un Virgin Mary s'il-vous-plaît!

-Tu veux dire un Bloody Mary pas d'alcool? questionna le barman, un type taciturne qui n'avait qu'un seul gros sourcil et beaucoup de poils dans les narines.

-Ex-ac-te-ment! répondit la grosse pâte molle. Je ne bois pas d'alcool!

Jack se demandait bien ce qu'un type qui ne buvait pas d'alcool venait faire dans un bar où, hormis l'alcool, il n'y avait rien d'intéressant. La télé était sur le point de lâcher et le proprio n'avait pas cru bon d'installer le cable, de sorte qu'on ne pouvait capter que deux ou trois postes, dont Radio-Canada. Il n'y avait plus de système de son et la radio jouait en même temps que la télé. Le barman passait ses journées à écouter des lignes ouvertes stupides sur le sport ou bien sur les problèmes psychologiques des auditeurs.

-Je m'appelle Germain, et vous monsieur?

Bon, le gros voulait lier la conversation avec Jack. Comme il ne trouvait pas moyen de se dérober, Jack lui fit un signe de tête puis répondit «Jack» sans plus de cérémonies.

-Je suis membre de l'Association québécoise des hommes hypersensibles... Est-ce que vous connaissez l'AQHH? poursuivit le gros Germain.

-Non. J'connais pas, répliqua Jack tout en calant sa bière comme un assoiffé dans le désert.

-Les hommes ont le droit de pleurer, d'être sensibles... Ce n'est pas honteux de pleurer ou bien d'avoir des sentiments pour un homme... On se réunit tous les mardis soirs... Et c'est justement ce soir... Juste ici, dans le local situé en haut de la pharmacie d'en face...

-Eh ben... ajouta Jack, visiblement irrité.

-Les hommes peuvent pleurer, verser des larmes et se sentir tristes... Oui car...

-Sacrament! gueula Jack, hors de lui. J'm'excuse mais j'viens icitte pour boire mes six à douze bières, ben peinard, pour oublier que j'me suis faitte chier toute la journée à ma job avec des hosties d'innocents émotifs, stressés ou dépressifs... Pis toé tu débarques dans l'bar, tu t'calles un breuvage pas d'alcool, pis tu viens brailler toute ta calice de marde New-Age qui me donnerait l'envie de crisser des grands coups d'poing dans l'mur!?! Veux-tu ben me crisser patience s'i'-vous-plaît avec ton hostie d'braillage? T'es émotif? Tu veux brailler à ta moman? Ben braille hostie! Mais braille loin d'moé pis calice-moé la paix!!! Hostie d'époque de braillards pas d'couilles de tabarnak!!! Les hommes sont devenus des mauviettes!!!

Germain Lavertu se sentit humilié. Il but son Virgin Mary d'un trait, la larme à l'oeil, puis quitta les lieux sans rien dire.

Aussitôt qu'il fût parti, Jack et le barman sentirent un grand soulagement.

-Marci Jack! conclut le barman. Du monde de même j'suis juste pas capable...

-Y'a pas d'quoi... Moé 'ssi...

Les nouvelles du sport jouaient à la télé.

Les toilettes étaient toujours aussi sales.

Et plus personne ne pleurnichait pour rien en buvant des Virgin Mary.

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