lundi 24 mai 2010

La poésie de Jean-Luc

Aux petites heures du matin, quand la rosée perle d'un brin d'herbe à l'autre et que les oiseaux cuicuitent à qui mieux mieux, on ne se demande pas si Dieu ou bien l'amour existe. On vit. À moins d'être con comme un balai et de n'y voir encore que le reflet de ses malheurs. Ça se rencontre des gens comme ça. Il faudrait se mettre dans leurs souliers pour les comprendre et Jean-Luc, ma foi, n'était pas trop trituré par ce genre de réflexions.

Jean-Luc vivait comme l'on respire, sans chercher à respirer plus vite que la machine n'en demande. Juste le bon souffle. Et tout va toujours très bien. Pour Jean-Luc à tout le moins.

Qui c'est Jean-Luc? C'est le gars qui respire tout bonnement. On le voit passer depuis une semaine ou deux avec son sac à dos rempli de l'on ne sait trop quoi. Peut-être tous ses souvenirs et quelques vêtements de rechange. Faut dire que Jean-Luc n'a pas l'air d'avoir de rasoir avec lui puisque sa grosse barbe noire pend jusqu'au milieu de la poitrine.

Il marche souvent à pas vifs et rapides sur la rue Père-Daniel, dans le coin du vieux parc industriel de Trois-Rivières. C'est un secteur plutôt morne qui semble tout de même propice aux vagabonds que le printemps charrie sur toutes les routes du Québec. Et sûr que Jean-Luc en est un, avec sa grosse barbe, son gros sac et tout le reste. Un vagabond. Un type qui veut se lever aux petites heures du matin pour regarder la rosée qui perle d'un brin d'herbe à l'autre, et qui écrit ça sur des bouts de papier, le soir, avant que de s'endormir sous un viaduc, avec les pigeons et les rats.

Personne ne connaît vraiment Jean-Luc hormis le gros Tremblay, un gars d'entrepôt qui travaille dans le coin où Jean-Luc se tient, c'est-à-dire entre le Parc Pie-XII et les viaducs de l'autoroute 755. Le gros Tremblay le croise souvent depuis deux semaines et il a pris coutume de lui refiler des cigarettes Du Mortier à force de le voir ramasser des mégots.

-C'est un pauvre 'iable, que nous racontait le gros Tremblay au bar Chez Flagosse. C'est un hostie d'pas fin, ben sûr, mais ben gentil quand même. Y'achale parsonne. I' ramasse des botches. I' boit d'l'eau dans l'parc. I' ramasse des bouteilles, fouille dans les vidanges. Pis j'su's à peu près sûr qu'i' a pas d'chèque. Me semble en tout cas... I' dort en d'sour du viaduc calice! Avec les rats pis les pigeons... Brrrr... J'dormirais pas là moé. Sont gros en crisse les rats su' l'bord des autoroutes. La varmine ça s'tient dans 'es fossés. C'est d'là qu'ça part crétaille... Pis savez-vous quoi? I' m'a dit qu'i' s'appelait Jean-Luc. E'l'sais c'est parce qu'i' m'a dit son nom après que j'lui eille donner une copeule de cigarettes pour qu'i' arrête de fumer des hosties d'botches sales de tabarnak. Pis Jean-Luc i' m'a même donné què'que chose tiré d'son packsac. Un poème toé chose. Parce que fucké d'même, à vivre en d'sour d'un viaduc avec des rats, c'est sûr que ça écrit des poèmes, ciboire. Écoutez ça les gars... M'en va vous el'lire, E'l'ai dans 'es poches. Wèyons ciboire de calice! Où c'est qui est c't'hostie d'boutte de napkinne de tapsuit de calvaire! Ok. E'l'ai. Ok. Hahem. M'a vous lire ça:

Brun comme des souliers bruns
Vert comme une pancarte
Rouge comme l'oiseau
Toutes les couleurs sont mêlés

-Pis les gars? poursuivit le gros Tremblay après avoir bu sa gorgée de bière. Qu'est-cé qu'vous en pensez du poème de Jean-Luc?

-Moé j'ai soéf! hurla Gingras. Il hurlait tout le temps ça, le gros innocent. C'était un hostie d'maillet qui se saoulait du matin au soir sans jamais voir la rosée perler d'un brin d'herbe à l'autre. La poésie, sûr qu'il s'en torchait, comme tous les autres s'en torchaient, même le gros Tremblay.

Comme quoi Jean-Luc n'a pas fini de vivre sous un viaduc. Tout le monde se crisse de ses poèmes.

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