lundi 31 mars 2008

Techniques d'entrevues

On le surnommait Tico, peut-être parce qu'il avait du front tout le tour de la tête. J'en tiens pour preuve cette anecdote. Cela se passait dans les années '70, à l'époque où presque tout le monde portait des tee-shirts imprimés de fleurs et de couples qui s'aiment.

Tico, fidèle à son époque, pariait sur l'authenticité. Il alla passer une entrevue pour un poste de journalier à l'usine de textile Wabasso de Trois-Rivières. Nous demeurions collés sur l'usine depuis si longtemps qu'elle faisait presque partie de nous-mêmes. C'était un peu notre propriété. Et Tico n'allait certainement pas se gêner.

Un type, que j'imagine un peu gras du bide et beaucoup chauve, au risque de me tromper, pria d'abord Tico de s'asseoir pour mieux le scruter.

-Quelle job que t'aimerais faire pour la Wabasso?

-La tienne, répondit Tico du tac au tac.

Vous vous doutez bien que Tico n'a pas eu la job.

N'empêche qu'il fût longtemps pour moi une sorte de héros.

J'allais par la suite appliquer les plus mauvaises techniques d'entrevues qui soient, par une fierté tout aussi démesurée qu'authentique. Pourquoi mentir? Je suis un gars des bas-quartiers. Je gagne à me présenter tel que je suis, sans fards, comme Tico.

UN BEAU RAISIN

«J'avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie.» Ce n'est pas de moi, c'est mis entre guillemets pas pour rien. C'est de Paul Nizan, la toute première phrase du roman Aden Arabie, que je n'ai jamais lu jusqu'au bout parce que c'était soporifique. J'en suis resté à la première phrase, que je cite allègrement pour résumer cette période de la vie où tout semble nous menacer d'effondrement: travail, famille, amour, patrie... C'est du moins ce que développe Nizan par la suite dans son roman.

J'avais vingt ans et je passais une entrevue pour un commerce de fruits et légumes.

Le gérant, un type sérieux comme dix, du genre avec un balai coincé dans le cul, me regardait d'un air qui ne laissait aucune place à la fraternité. J'ai joué le jeu de répondre à ses questions, sachant d'avance qu'il ne me méritait pas.

-Qu'est-ce que pour toi un beau céleri?

-Heu... répondis-je, un beau céleri a de belles lignes droites et n'est pas couvert de terre.

-Et une belle pomme?

-Elle reluit, le client a envie de l'acheter?

-Qu'est-ce que pour toi un beau raisin?

-Vous, monsieur, si je puis me permettre cette blague...

L'entrevue s'est terminée abruptement. Je lui ai fait l'honneur d'une poignée de mains, puisque je ne suis pas rancunier.

LE MEILLEUR CANDIDAT

Une autre entrevue. J'avais trente ans. Et j'avais encore cette manie d'adopter la philosophie de Tico dans mes techniques d'entrevues. Plus c'est authentique, plus je me démarquerais du lot.

C'était pour un poste qui nécessitait des habiletés rédactionnelles et des connaissances dans le domaine des statistiques. Quatre personnes me reçoivent en entrevue, stylo et calepin en mains.

-Quelles sont tes qualifications pour ce poste?

-J'écris sans fautes et je crois que deux et deux font quatre.

-Pourquoi serais-tu le meilleur candidat?

-Tous les autres qui vont venir ici vont dire qu'ils sont les meilleurs candidats. Pas moi. Il pourrait y en avoir de meilleurs que moi. Le chômage est élevé. Il y en a plein de meilleurs candidats qui courent les rues. Cependant, moi je suis drôle et chaleureux. Vous auriez du plaisir à travailler avec moi. Faites-vous plaisir: engagez-moi. Oubliez ça les histoires de meilleurs candidats... On s'en crisse!

Croyez-le ou non, j'ai obtenu l'emploi.

Et Tico occupe aussi un bon emploi aujourd'hui.

Les techniques d'entrevues? Bullshit. Soyez vrais. Cassez-vous moins le cul. Tout le monde chie pareil.

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